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Boeing vs. Airbus en bourse

Boeing a récemment défrayé la chronique pour avoir reconnu sa responsabilité dans l’accident impliquant la porte d’un de ses appareils -le 737 MAX- appartenant à Alaska Airlines, début janvier. 

Si -fidèles en cela aux enseignements de l’oracle d’Omaha W.Buffett- nous ne souhaitons évidemment pas outrepasser notre cercle de compétences en s’hasardant à donner notre avis sur le volet technique de la controverse qui implique le groupe actuellement, nous trouvons l’orientation stratégique prise par l’entreprise depuis deux décennies instructive à plus d’un titre.

Boeing vs. Airbus : le duel

Tout d’abord, le marché des avionneurs est un duopole, marqué par une concurrence acharnée entre ses deux grands acteurs : Airbus et Boeing. Dans ce secteur d’activité concurrentiel -les parts de marchés y sont très disputées et les clients de moins en moins loyaux- et capitalistique, la maitrise des couts devient un impératif mais doit composer avec une forte culture métier et une identité basée originellement sur l’innovation.

L’histoire du programme 737 MAX de chez Boeing

Nous allons voir à travers l’histoire du programme 737 MAX de chez Boeing l’impact que peut avoir un changement de culture d’entreprise sur ses perspectives d’avenir opérationnelles et donc sur…son cours de bourse.

Alors qu’Airbus annonce en décembre 2010 le lancement d’un nouvel appareil (l’A 320 Neo), Boeing travaille depuis déjà plusieurs années pour développer un appareil entièrement nouveau, pour un cout estimé (lancement et conception inclus) de plus de dix milliards de dollars, et n’a donc pas de volonté de venir concurrencer Airbus sur son nouveau modèle. Mais, coup de théâtre, le PDG d’American Airlines -très gros client du groupe- appelle au printemps 2011 celui de Boeing et lui explique qu’il faudra que ce dernier fournisse à son entreprise un appareil sous les mêmes conditions qu’Airbus pour garder sa clientèle, American Airlines en tête !

Succès initial et difficultés subséquentes du 737 MAX

Boeing va donc s’engager dans un programme de reconfiguration de son modèle phare -le 737-, appelé 737 MAX, basé sur une très forte maitrise des couts et du calendrier de production. D’autant plus que Boeing sort alors de l’échec financier cuisant qu’il a connu avec son 787 Dreamliner ayant engendré d’importants surcouts de développement. Le 737 MAX rencontre tout d’abord le succès commercial escompté, avec un carnet de commandes à son pic de plus de 5 000 unités, pour un bénéfice net par avion estimé entre 12 et 15 millions de dollars, soit environ 700M de profits générés par l’entreprise chaque…mois ! Le revers de la médaille étant que ce fort succès commercial met toutes les parties prenantes (sous-traitants, employés, managers) fortement sous pression, impactant négativement la qualité et la sécurité du programme.

Changement de culture chez Boeing

Boeing, alors avionneur mondial de référence au leadership incontesté dans l’aviation civile, fait en 1997 l’acquisition de son concurrent Mc-Donnell Douglas, dont l’intégration va modifier en profondeur la culture d’entreprise du groupe.

En effet, alors que Boeing avait une culture d’entreprise axée sur l’ingénierie et l’innovation métier, le management de Mc-Donnell Douglas était quant à lui très porté sur la réduction des couts -il faut dire que la compagnie avait connu bien des déboires avant son rachat-, et les performances financières. Les financiers imposèrent progressivement leur culture au sein de l’ensemble nouvellement formé, et le CEO de Mc-Donnell déclarera même à ce propos vouloir « conduire Boeing comme une entreprise plutôt que comme une firme d’ingénieurs ». Le transfert du siège de l’entreprise de son fief de Seattle -centre de production historique -à Chicago pour des raisons fiscales est à ce titre parfaitement symbolique : il traduit véritablement la mutation désormais achevée de la culture d’entreprise au sein de Boeing.

Là ou les ingénieurs étaient encore majoritaires au conseil d’administration en 1997 -seuls 23% des membres en étaient alors des financiers-, ils ne seront qu’un peu plus de 20% en 2020, contre plus de 60% de financiers à la même date.
Et quantité de rapports et de travaux universitaires font le lien entre ce changement de culture d’entreprise et les nombreux déboires opérationnels rencontrés par le groupe durant la décennie 2010, allant des problèmes techniques récurrents jusqu’au 787 Dreamliner (surcouts et retards importants, feux de batteries inopinés qui avaient en 2013 entrainé l’immobilisation de la flotte par la Federal Aviation Authority) jusqu’au tragique accident de l’Ethiopian Airlines en 2019, qui forcera la flotte de 737 MAX a être privé de vol pendant plus d’une année.

En dernière instance la culture financière axée sur la maximisation du bénéfice opérationnel et l’atteinte de KPIs financiers hors-sol ont pris le dessus sur la culture d’excellence dans l’ingénierie qui faisait tout le prestige de Boeing.

Il ressort également du Rapport final du comité des transports et infrastructures américain que les inquiétudes des profils « techniques » (ingénieurs, pilotes…) n’ont pas su trouver écho auprès d’une direction à la culture plus axée sur le développement commercial et la communication financière.
Preuve en est, un cadre supervisant l’usine d’assemblage alerte en juin 2018 sur les problèmes de qualité et de sécurité qui selon lui mettent en péril l’intégrité du programme 737 MAX. Il dénonce de même les cadences infernales imposées aux équipes, aboutissant à une multiplication d’erreurs de ces dernières. Ses inquiétudes seront balayées d’un revers de main par le responsable général du programme, et le cadre en question finira par démissionner.

Crise des Investissements et Conséquences

Rappelons que sur la seule période 2014-2018 Boeing a dépensé 39 milliards de dollars en versement de dividendes et rachats d’actions, contre seulement 11 milliards d’investissements opérationnels. A titre de comparaison, Airbus a consacré plus de 15 milliards aux investissements opérationnels contre seulement six pour le versement de dividendes et rachats d’actions. Pire encore, sur l’entièreté de la phase de conception du 737 MAX Boeing a dépensé pas moins de 60 milliards de dollars en dividendes et rachats d’actions !

Ce qui tout d’abord dut probablement ravir les actionnaires du groupe, avec un nombre d’actions en circulation diminuant de 25% pour un cours de bourse triplant sur la période 2014-2018 ! Sans toutefois qu’ils ne puissent se douter que Boeing allait dès lors enchainer les exercices dans le rouge, avec un cours de bourse en baisse d’environ 50% par rapport à son niveau de début 2019, là où celui d’Airbus a augmenté du même ordre de grandeur…

Changement de discours chez Boeing

Il convient néanmoins de noter le changement de discours du management, qui semble désormais conscient que l’avenir du groupe passe par le fait de renouer avec son excellence en matière d’innovation et d’ingénierie aéronautique. D’autant plus que ce dernier est mis sous pression par divers acteurs du monde financier : Boeing a été trainé en justice en 2021 par un groupement d’actionnaires mécontents qui ont obtenu qu’un expert en sécurité soit nommé au conseil d’administration. Les plus grands investisseurs institutionnels (banques US, fonds) sont aussi montés au créneau en déplorant que l’ADN innovant de Boeing avait été mis en retrait au profit d’une culture marquée par l’obsession pour les KPIs financiers, la réduction des couts et la génération de flux de trésorerie.

La direction a ainsi indiqué qu’elle ne communiquerait pour le moment plus d’objectifs financiers, dans le prolongement des déclarations du PDG d’AerCap (groupe leader dans la location d’avions) affirmant au Financial Times que : « les indicateurs financiers [étaient] à ce stade complétement secondaires pour le futur de la société ».

Le danger de maximiser le gain financier à court terme au dépend des perspectives

Alors que l’on pourrait penser qu’un actionnaire devrait voir d’un bon œil un management souhaitant maximiser sa performance en bourse, dans la pratique cela peut s’avérer désastreux dans des industries très capitalistiques, aux forts besoins d’investissement.

L’entreprise va voir son outil de production se dégrader -et donc en dernière instance sa productivité-, va rater des cycles d’innovations clés et va finir par fragiliser sa position concurrentielle, ce qui se traduira invariablement par une dégradation de sa dynamique de croissance, de ses marges et de sa rentabilité…Inutile de dire que cela ne sera pas sans impact sur son cours de bourse !

Il n’est donc pas rare de voir un acteur phare d’une industrie capitalistique décliner précisement parce qu’il a opté pour une culture d’entreprise trop axée sur le retour à l’actionnaire au détriment de l’innovation, ce qui se révèle au final être défavorable ..à toutes les parties prenantes : salariés, sous-traitants, encadrement managérial et actionnaires !

Pire encore, cette prédominance des financiers sur les ingénieurs a abouti à écorner durablement l’image de l’avionneur, dans un métier où les exigences en matière de fiabilité et de durabilité sont clés, les compagnies aériennes étant elles aussi perçues comme responsables en cas d’accidents par l’opinion publique, quand bien même la faute n’en serait imputable qu’au seul avionneur. 

Et son concurrent Airbus se trouve en position de force -Boeing a annoncé qu’il ne développera pas avant la fin de la décennie un nouvel appareil monocouloir qui serait capable de concurrence l’A320 Neo d’Airbus-, laissant ainsi quartier libre à Airbus dans ce marché dynamique et dominant l’aviation civile depuis la fin de l’épisode covid…

Si en tant qu’investisseurs privés nous nous méfions tout particulièrement des managements s’accaparant une trop grande partie de la valeur crée par une entreprise cotée (rémunérations trop importantes, attributions d’actions de performance selon des critères fantaisistes, stock-options), nous nous méfions tout autant des directions dont la priorité va à maximiser le retour à l’actionnaire plutôt que…la création de valeur au sein de la société cotée.

N’oubliez jamais que le cours d’une action va tendanciellement suivre l’évolution de sa capacité bénéficiaire : préférez toujours un management soucieux de maximiser la création de richesse au sein de son entreprise -et de la redistribuer équitablement entre toutes les parties prenantes (actionnaires, managers, salariés…) – à un management qui se plie trop facilement aux diktats des différents intervenants du monde financier (analystes, fonds d’investissements) !

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